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Regard intime sur l’animalité

Yolie Guérard

Département d'études littéraires, UQAM, Canada. 

yolie.guerard@hotmail.com

Résumé     Quels sont les éléments nous séparant de nos semblables animaliers ? Ce texte hybride, entre création et essai, se penche sur la question de la distanciation et de la relation ambigüe subsistant entre les animaux humains et non-humains. La partie création établie des corrélations entre des situations perçues et valorisées de façon complètement différentes. L’une présente un individu animal exploité dans son milieu de vie, l’autre rend compte d’un événement vécu par un-e humain-e. En tenant compte du principe d’individualité, l’essai décrit la tendance à dévaluer l’expérience animale largement similaire à l’expérience humaine.

 

Abstract    What separates us from our fellow animals? This hybrid text, part creation and part essay, examines the question of distancing and the ambiguous relationship that exists between human and non-human animals. The creative part establishes correlations between situations perceived and valued in completely different ways. One presents an individual animal exploited in its living environment, while the other reports on an event experienced by a human. Taking into account the principle of individuality, the essay describes the tendency to devalue animal experience as broadly similar to human experience.

Keywords   antispécisme; zoopoétique; animalité; humanité; similarité; élevage; ambiguïté; exploitation

Tout ce que je sais écrire, c’est la douleur d’un-e autre qui me l’a enseigné. Dans mon regard miroite constamment cette présence. Je me vois et je les vois…ces animaux plongés dans un mutisme qui déchire leurs gorges. Ils ne me voient pas. Ils ne voient personne d’autres que les gens faisant de leurs revenus la mise à mort d’autres individus.

 

 

 

 

 

 

 



 

La bonne vache, si elle a l’occasion de marcher, ce sont les pattes faibles supportant le poids des futurs sacs de laits qui la font avancer. À ce stade-ci, l’action devient plutôt une corvée qu’une récompense impliquant de respirer l’air frais. Ses pis sont tellement gonflés par leur substance maternelle qu’il lui devient infaisable de ne pas les botter lors de l’activité physiquement difficile. C’est peut-être le seul moment où Tag 1040 se réjouit d’être violentée par les sondes trayeuses. Difficile de savoir ce qui est le plus douloureux, ça ou la bouche d’un bébé. Après l’écoulement du colostrum, la chaleur du vivant est automatiquement remplacée par un froid métallique. Plus tard, on brûle le ventre de ses poils à l’aide d’un lance-flamme. La forcer à la fertilité, puis la stériliser sur son lieu fécond. La mamelle n’est finalement plus stimulée par la nécessité, mais par le désir. N’est-ce pas le but ultime de toutes ces naissances ? Souhaiter à tout prix garder le lait maternel pour son bébé ne veut rien dire pour cette chose qui la force à extraire des portions d’elle. Cela se répète tellement souvent que si Tag 1040 savait compter, elle ne saurait en garder le compte. Mais son corps est imprégné de chiffres : ceux qui pendent de ses oreilles, ceux de la quantité de lait produit, ceux de ses taches, ceux se formant dans son utérus. Tout son corps femelle peut sentir l’usure provoquée par les nombreuses portées. Elle fatigue. Son corps réceptif ne collabore pas avec les signaux de détresse que son cerveau envoie sous la violence du quotidien. Un jour prochain, elle s’effondrera. Un enchainement constant sur une voie déterminée où ses semblables se sont assoupies d’un sommeil éternel avant elle.

 

Serrée entre des barreaux ferreux, coincée dans la même position sans apercevoir le regard de l’une de ses sœurs de grange, la santé mentale décline, et ce, même si l’on tente de faire croire à la femelle qu’elle est productrice de vie. Plus elle en génère, plus sa propre vivacité existentielle chute, soumise à une sombreur que même ses quatre estomacs ne savent digérer. Son bébé. Son bébé…ses bébés. Ils les emportent. Ce n’est pas le premier ; pas le dernier avant quelques années. Elle crie comme une vache, mais je sais qu’il s’agit des mêmes pleurs qu’une mère humaine a pour son enfant. Pourquoi le dirais-je autrement, parce que… c’est une vache ? Je vois une mère, un bébé, une dissociation humaine absolument terrifiante. Je sais que sa voix, bien qu’elle transperce tous les silences, ne se rendra jamais aux oreilles des responsables de l’enlèvement de ses multiples bébés.                                                            

Tout le monde veut être là pour la mise-bas. Le coup de l’horloge biologique ne cessait de tiqueter et voilà que l’enfant à naître pousse tellement fort qu’on sait qu’il sortira dans quelques jours. Laura ne savait même pas si elle souhaitait avoir un enfant, mais parfois la vie fait les choses à sa manière. Laura a passé les premiers mois de gestation au travail comme si rien n’était. Elle continuait ses activités physiques et le temps vint où on la libéra pour qu’elle termine les derniers mois de croissance dans le confort de la maison. Des jours entiers, assise sur le canapé, à manger des carottes au chocolat, en écoutant des vidéos et en faisant des lectures pour devenir une bonne mère. Ce n’est probablement pas naturel chez tout le monde de s’occuper de quelqu’un d’autre. Certains moments, dans les dernières semaines où Laura était rendue trop grosse pour des activités à l’extérieur, elle arrosait ses plantes d’intérieur, les seules la rapprochant de la nature. Pourtant, cette nature poussait en elle comme chez tous les mammifères femelles. Une vivante importante pour tous-tes.

 

La bonne femme est celle qui choisit d’allaiter ; est celle qui choisit d’enfanter. Qu’arrive-t-il lorsque ce n’est plus un choix ? La méthode complémentaire est convenable seulement lorsque le lait de remplacement est consommé par un adulte ou un enfant adopté. Les seins sont faits pour produire du lait : ils le font naturellement. Et s’il y a nature, il faut y être conforme. Les glandes mammaires produisent tant et aussi longtemps que Laura souhaite nourrir le nouveau-né par sa chair. Auparavant, on se dépêchait à sevrer l’enfant et le faire passer au lait de vache pour que la femelle redevienne productrice de main-d’œuvre. C’est dire que l’enfant ne devient jamais sevré puisqu’il est encore allaité, mais, cette fois-ci, par les pis d’une vache à qui a été nié le droit de conserver sa progéniture. La méthode n’a pas vraiment changé. Beaucoup d’humains n’abandonnent jamais leur consommation de lait, alors que sa nécessité est depuis longtemps passée. Ce sont ceux-là même qui engendrent l’absurdité d’une espèce qui transite au lait d’une autre espèce une fois sevrée. Chez la vache, la fin du lait implique le début du sang.                                                                                                                   
 

 

 

Bruit aigu, bruit grave, bruit aigu long, bruit grave court, bruit grave court, bruit grave long, bruit strident…

 

Une musicalité difficile à saisir pour l’oreille humaine et horrible à supporter. Moi, je l’entends comme un code morse. Il s’agit de cris variants, signifiant l’émotion qu’il faut interpréter selon le contexte donné. Signes de détresse à la ferme, caractère de grognon à la maison. Il s’agit d’un manque de stimulation, auquel s’ajoute au premier cas un surplus de folie. Avons-nous déjà entendu un cochon de ferme aboyer ? ouaf-ouaf-ouaf pourrait laisser sortir 1224 en tournant sur lui-même dans un grand espace où il ne serait pas seulement le reflet blasé d’un congénère. Ce serait l’excitation qui lui prendrait à la gorge, pas la poussière d’un camp de concentration[2]. L’air y est irrespirable, difficile à partager avec les centaines d’autres cochons qui, tout comme lui, en nécessitent toujours plus. Besoin d’air, de nourriture et d’eau, plus… encore plus. 1224 est insatiable. Les autres aussi. Ce ne sont d’ailleurs pas ces caractéristiques qui individualisent les êtres cochons, car elles représentent des besoins vitaux. 1224 est le résultat d’un long processus de modifications génétiques apportées contre la normalité de l’espèce pour le seul bénéfice des humains. D’aucune façon, une personnalité n'a la possibilité d’éclore sainement au sein de cette masse de vivants.

 

Les conditions d’élevage minables des personnes animalisées sont un premier pas vers la mort infantile. 1224 ne dépassera jamais les 6 mois. Il deviendrait bien trop énorme pour qu’on attende davantage avant de lui faire rompre avec la vie. Ses petites pattes souffrent déjà de la lourdeur du gras qui entoure son squelette. Le restant de sa queue est une sucette de bébé pour les bouches dont on a coupé les défenses. Personne n’a réellement vu de queues en tire-bouchon sauf dans les contes pour enfants, sauf les humains les ciselant mécaniquement. Un peu comme une nature reconstruite, les plus faibles partent bien avant le coup final imposé par la lame ou par le gaz. Ils ne se relèvent plus et gisent parmi les excréments, la pisse et le sang. Tout ça, parce que la folie aura fait naître le cannibalisme, parce que les cochons auront développé des pathologies telles qu’un prolapsus, une infection, une paralysie partielle causée par la mutilation de la queue. Ils sont laissés là, inanimés, jusqu’à ce qu’ils soient balancés dans le congélateur ou dans la poubelle. Si 1224 avait été une truie, on l’aurait enfermé dans une caisse de gestation qu’il ne quitterait jamais plus. Il serait réinséminé, et tout recommencerait. L’endroit étroit et souillé n’est pas agrandi en conséquence de l’élargissement de ce qu’on aurait pu appeler « famille ». Cette dernière, il n’en n’aura jamais eu.

*

Bruit de vomi, bruit de fatigue… un dernier gémissement dans le transport le conduisant vers un repos où s’écrouleront aussi tous les suivants.

Lewis a été adopté par un gentil couple humain, amoureux des chiens et des chats. Il a une patte ainsi qu’un œil en moins : dommages collatéraux de la vie qu’on lui souhaite d’oublier. L’enfermement et l’impossibilité à combler tous les besoins vitaux ont provoqué une folie dangereuse pour celleux à portée de pattes. En fait, on l’a sauvé du commerce de viande de chien dans l’un des pays d’Asie où il est fréquent d’en manger. Il n’y a pas plus horrifique pour un-e Canadien-ne qu’un chien écrasé entre les siens dans une petite cage batterie.

 

Les pattes asthéniques battaient l’air chaud et sec entre les barreaux de la cage. Le peu d’énergie restant servait à transformer l’air de ses poumons en plaintes que personne n’écouterait à proximité de lui, hormis les individus de sa propre espèce vocalisant eux aussi leurs peurs et leurs souffrances. C’est un humain à l’autre bout de la planète qui réagirait à une vidéo de lui, filmée à l’insu des travailleur-ses qui peinent aussi à survivre. Plusieurs organismes sont dédiés à aider les chiens martyrs d’ici et d’ailleurs. Cette sélection spéciste omet complètement les autres animaux qui sont les victimes de la consommation alimentaire des Occidentaux, et qui subissent le même traitement, sinon pire. Très crispée, mais à l’écoute de la conférence sur les dures épreuves traversées par Lewis, mon cerveau se brise sous le coup d’une douleur qui ne se mesure pas à l’expérience vécue par Lewis, mais qui est tout aussi glaçante. Des gens pleurent dans la salle. Tout le monde est outré, horrifié, matraqué, par l’histoire et les photos exposées par le couple. Lewis semble quant à lui bien, même très bien. Il est un individu qui s’est fait sauver du trafic animal. Il est un parmi des milliards qui n’auront pas eu cette chance. Mais, il est quelqu’un. N’en sauver aucun parce que cela ne changerait rien est le mensonge du spécisme. Il aurait largement mérité sa vie auparavant puisque sa naissance se construit autour d’une vie, du droit à la vivre. Il l’a gagnée par chance, mais c’est la sienne. Plusieurs personnes les remercient de leur témoignage et d’avoir sauvé ce magnifique chien. Je ne peux m’empêcher de penser aux autres animaux, tout aussi intelligents, tout aussi sensibles et spéciaux, relégués à l’oubli. On n’a même jamais pensé à eux, alors qu’ils sont tous les jours, partout, dans nos produits de consommation, au revers du système qu’on ne questionne que trop peu. Ils sont partout, comme la fine couche de poussière qu’on ne saura jamais déceler à moins de porter attention.

                                                                                                                                        

 

 

 

Cette idée n’est pas issue d’une considération de l’animalité, mais contre celle-ci. C’est pour cette raison qu’elle introduit la présente réflexion. Elle représente la conception fallacieuse d’une supériorité humaine. Celle-ci serait mise en évidence par les caractères uniques dont seuls les humains sont pourvus. Plus on ouvre les yeux et moins la singularité paraît être typiquement humaine. L’ADN se ressemble chez beaucoup d’espèces, sinon elles ont des similitudes indéniables. En fait, il est important de retenir que les êtres humains se servent de la nature pour créer, pour fabriquer, pour évoluer. Sans elle, que serions-nous ? Si l’on suit cette logique, il est difficile de nier l’individualisme des animaux non-humains. Mise en perspective zoopoétique, la définition d’individualité est toute aussi juste que celle avancée pour les humains, car il faut certes tenir compte de l’ensemble des humains pour se comprendre comme unité à part entière, mais il faut aussi assumer l’animal qu’on dissimule sous chaque couche de déni et de civilité. Sous leur couvert, survie une fine portion de cet individu animalisé dont on ne se séparera jamais. La vue de cet animal également extérieur à soi devrait éveiller chez nous la compassion, sinon la compréhension. Nous pouvons nous y retrouver, même de façon elliptique, comme un animal pourrait se voir chez l’humain. 

 

L’antispécisme, comme réponse à une multitude de problématique sociétale et environnementale, est la meilleure stratégie pour connecter avec l’autre, peu importe de quoi se constitue sa chair. La motivation d’écrire sur les animaux prend forme grâce à cette idéologie et à la zoopoétique qui permettent de relativiser les comportements humains à l’égard des individus concernés dans leur milieu. Les animaux sont donc l’objet de ma création au sens de sujet, et non pas au sens de chose. Représentés dans un cadre trop restreint pour les personnaliser, il est néanmoins évident que les animaux sont distincts, que l’expérience de l’un n’est pas forcément l’expérience de l’autre, bien que la situation reste oppressante et douloureuse dans tous les cas.

 

Accepter d’être le conduit de la parole animale signifie pour moi l’éloignement d’une vision anthropocentriste. Le texte prend une forme où se réfléchissent les deux opposés. Divisé en lots, tout comme les animaux d’élevage le sont, chaque court récit établit une réalité animale, puis une version humaine. L’interprétation des deux groupes permet de contempler des similarités[4] rarement évoquées parce que le sujet est banalisé dans le quotidien. C’est ce qui m’amène à questionner mon propre reflet. Celui que je perçois dans le miroir me renvoie continuellement à l’image d’un « moi » centré sur lui-même. Je peux autant me caractériser physiquement que mentalement, souvent de façon négative plutôt qu’inversement. Alors, à quoi sert cet objet qui ne renvoie que le reflet du physique, sans profondeur ? Je préfère me regarder dans le but de voir les autres, pour comprendre une existence qui compose avec elleux inconditionnellement. C’est pourquoi, je m’efforce à voir au travers d’un corps impénétrable par le regard seul, ne laissant que très peu de place à une autre personne. Je regarde la vitre où je transparais et où je suis inévitablement en interaction avec le monde se trouvant de l’autre côté. La vitre est ce morceau symbolique et translucide me faisant voir l’autre en moi et me dévoilant l’autre monde. Si symboliquement, « le miroir permet d’inaugurer le désir d’union » (Pomel 2003, 18), la vitre, elle, vient unir totalement les parties. L’introduction stylistique de cet objet illustre la barrière éternellement reconstruite entre les vivants humains et non-humains[5] soumis à des forces contraires qui peinent à se rejoindre. Ici, la séparation est fragile, translucide, et un accès permettant de connecter avec l’animal non-humain dans un rapport critique et comparé. Je décris ce qu’il m’est donné de voir au travers d’un regard intrinsèque et expérientiel. Le « je » narratif laisse place au partage d’expériences qu’on veut joindre. Cette démarche d’écriture permet de remanier les murs d’un monde caché par l’opacité de la dissonance cognitive. Celle-ci est démonstratrice d’une vérité trop douloureuse pour être confrontée à froid. C’est donc à chaud, par une parole émotive, que se dévoilent les situations existentielles. « Si les murs d’abattoir étaient faits de verre, tout le monde serait végétarien.[6]» Ces paroles ont été prononcées par Paul McCartney (2020) dans une publicité de PETA. Il nous est défendu d’accéder, en tant que consommateur-trice, à une ferme d’élevage et encore plus à un abattoir. Nous le savons, nous ne serions pas tous-tes végétarien-nes, car nous provenons d’environnements rigoureusement hétéroclites. N’empêche que, de nos jours, nous transformons la viande au point de ne plus savoir de quel individu (espèce) elle provient. Cela devient facile de ne plus faire les associations. Je tiens à démontrer dans cette création qu’une expérience est unique qu’elle soit vécue par un animal humain ou non-humain, et qu’elles se valent toutes. Il nous faut d’abord distinguer les animaux que nous sommes pour comprendre la portion de nous s’offrant chez l’altérité.

 

Sommes-nous capables de regarder dans le miroir et d’y voir autre chose que nous-mêmes : nous, humains ? Cette chair nous revêtant dissimule la provenance de notre sang, rendant impossible de retracer la part de l’autre en soi sans remonter le fil de l’histoire. Nous la reconnaissons comme bon nous semble. C’est dire qu’il faut que peaux et poils correspondent à nos propres caractéristiques naturelles, sinon, ils deviennent altérités : trop différents pour être respectés, trop effrayants pour être nous. Tout ce qui est occulté à l’intérieur se retrouve malgré tout figuré devant le miroir. Tout y est visible.

 

Et si l’on se regardait dans un étang, lequel reproduit une image oscillante de notre entité ? Il s’agirait encore de nous, mais d’une version transformée : grossie, rapetissée, animalisée, déformée, dont la couleur et les imperfections ne paraissent pas. Avant que le miroir ne soit inventé, en l’an 6000 av. J-C., tout ce qui existait pour s’identifier physiquement étaient l’étendue d’eau, le regard descriptif d’un-e autre et le regard porté par soi sur ses propres membres. C’est déformant dans tous les cas. Objet symbolique de la vanité humaine, le miroir est aussi le rapprochement avec nous-même et la distanciation avec les autres, surtout avec les autres-qu’humains. S’il y avait des poissons remuant sous l’eau, il serait certes irréaliste d’y voir une similitude. Sur le coup, tout diffère : des conditions d’existence aquatique aux caractéristiques physiques. Mais dans les profondeurs de l’ADN et les études de comportements se valident une liaison insécable de la forme humaine. C’est ici que s’instaure la réflexion sur l’animalité, dans une écriture proposant une proximité (Schoentjes 2012)[7]. Et si l’on pouvait voir mieux avec un miroir ? Et si l’on pouvait regarder autrement le reflet que l’on contemple, parce que le miroir « crée une dynamique […] en proposant un reflet, [parce qu’il] pose à la fois une identité et une différence et révèle ainsi une inadéquation entre l’être et sa représentation » (Pomel 2003). Il est une invitation aux considérations identitaires. C’est pourquoi, il est aussi intéressant de l’utiliser en littérature et d’y réfléchir autrement dans la vie courante. 

 

Les aspects évoqués plus haut sont le revers d’une réalité où l’imaginaire est empli par des animaux humanisés. Ils sont pourtant objectifiés dans le quotidien humain. Nous utilisons des techniques littéraires visant à leur octroyer un point de vue expérientiel humain qui n’est pas réaliste dans leur contexte. Ils sont sans le moindre doute des individus à part entière, mais comment rester au plus près de leurs réalités ? C’est la question que je me pose. C’est la raison pour laquelle, je m’en tiens à une perspective extérieure et à une interprétation semi-objective. Il y a un « je » pour identifier la provenance de la parole. En portant attention à la manière de Baptiste Morizot, on ne peut plus justifier une telle utilisation des animaux et oublier des réalités humaines problématiques qui persistent tout autant, sinon davantage, chez les animaux non-humains. L’auteur encourage les gens à modifier leurs égards face au vivant, ceci devenant propice aux revendications politiques :

 

[l]a disponibilité et la sensibilité au vivant, ces arts de l’attention à part entière, sont volontiers relégués à des problématiques bourgeoises, esthétiques, ou conservatrice, par ceux qui militent pour d’autres mondes possibles. […] Ces arts de l’attention sont politiques, car l’essence discrète et préinstitutionnelle du politique se joue dans les déplacements des seuils qui commandent ce qui mérite l’attention (Morizot 2020, 26).

 

Cette attention est nécessaire et découle inévitablement d’une sensibilité importante pour comprendre des phénomènes extérieurs à soi. Il y a bien sûr une dimension politique au fait de demander une coexistence respectueuse entre les vivants. Je pense que cette idée appuie avantageusement ma création dont l’esthétisme a pour but de faire reconnaitre l’existence au plurielle et de démontrer des incohérences chez les êtres humains dans leur rapport, non seulement à l’animalité, mais à toute la question du sensible animal. Ce rapport est d’ailleurs condamné par l’idéologie antispéciste qui reconnait l’importance et l’expérience unique de chaque individu animal. Nous sommes tous des terriens : animaux humains et non-humains[8].

Notes

[1] Je souligne.

[2] Charles Patterson (2008) fait une comparaison entre la Shoah et le zoocide.

[3] Écrit par moi, pour mettre en perspective.

[4] Marianne Simond (2014) explique que Georges Chapouthier croit que « L’humanité n’existe que par l’animalité. Dans un modèle d’évolution matérialiste de l’univers, qui est celui de la science, l’animalité a donc une place qui nous concerne au plus haut point, puisqu’elle est fondamentalement la matrice même de notre être ».

[5] Philippe Descola nous dit qu’on est dans : « une lutte permanente et plus on sera attentif aux formulations de populations qui déploient leur existence à la marge de ce qu[‘il a] appelé le « naturalisme », plus on se rendra compte que les catégories que nous employons nous pour penser le monde et au fond séparer dans deux champs complètement étanches le monde de la nature et le monde de la société, de la culture, est une approche intenable et non seulement intenable, mais qui du fait que des graves circonstances que nous nous trouvons avec la 6e extinction des espèces et le réchauffement global, ça deviendra politiquement irresponsable. »  (Descola et Levy 2020)

[6] Traduit par l’auteure.

[7] Pierre Schoentjes (2012, 650) écrit : « Gascar mise sur l’écriture et la proximité qu’elle crée pour vivre ‘‘par imagination la vie de l’animal’’. »

[8] La réflexion se complète en beauté avec l’idée poétique de Shaun Monson dans son documentaire Earthlings (2005), narré par Joaquin Phoenix : « [s]ince we all inhabit the earth, all of us are considered earthlings. There is no sexism, no racism or speciesism in the term “earthling”. It encompasses each and every one of us warm or cold blooded, mammals, vertebrate or invertebrate, bird, reptile, amphibian, fish, and human alike. Humans therefore being not the only species on the planet share this world with millions of other living creatures as we all evolve here together. However, it is the human earthling who tends to dominate the earth oftentimes treating other fellow Earthlings and living beings as mere objects. »

Remerciements

Merci au comité rédactionnel de la revue pour leur fine lecture de mon essai-création.

 

Références

 

Descola Philippe et Eliza Levy. 2020. Composer les mondes. France: Productions Amigos Ice Cream, Video.

 

Étienne, M, C. Legault, J.-Y. Dourmad et J. Noblet. 2000.  “Production laitière de la truie : Estimation, composition, facteurs de variation et évolution.” Institut National de la Recherche Agronomique : 253-64.

 

Granai, Georges. 1957. “Communication, langage, société.” Cahier internationaux de sociologie 23 : 100-01, Accessed [12, 2022]. https://www.jstor.org/stable/40689006.

 

Institut national de santé publique du Québec. 2022. “ Démarrer la production de lait : les premiers jour.” Accessed [12, 2022]. https://www.inspq.qc.ca/mieux-vivre/alimentation/le-lait/fabrication-du-lait-maternel.

 

Les Producteurs de lait du Québec. 2022. “La sacrée vache : Une vache peut combler les besoins annuels en lait et produits laitiers de 125 personnes.” Accessed [12, 2022]. https://lait.org/la-ferme-en-action/la-sacree-vache/.

 

Miron, Isabelle.  2021. “La posture nomade.” In L’état nomade, Montréal: Les Éditions de L’instant même.

 

Monson, Shaun. 2005. Earthlings. United-States: NationEarth, DVD.

 

Morizot, Baptiste. 2020. Manières d’être vivant. France: Actes sud.

 

Patterson, Charles. 2008. Eternal Treblinka [Un éternel Treblinka]. New-York: Calmann-Lévy.

 

PETA. 2020. “Glass Walls.” Official PETA.  Accessed [12, 2022] https://www.peta.org/videos/glass-walls-2/.

 

Pomel, Fabienne. 2003. “ Présentation : réflexions sur le miroir. ” In Miroirs : et jeux de miroirs dans la littérature médiévale, France : Presses Universitaires de Rennes : 17-26. Accessed [12, 2022]. https://books.openedition.org/pur/31875?lang=fr.

 

Ruchon, Catherine. 2017. “De l’anthropodéni aux anthropomorphèmes, les frontières linguistiques de l’humanité.” In Animalingua. Accessed [12, 2022]. https://realista.hypotheses.org/1372 , consulté le 17 décembre 2022.

 

Schoentjes, Pierre, 2012. “Animalité et Écriture de la Nature: Pouvoir de la Fiction.” Contemporary French and Francophone Studies 16 (5): 645-53. doi:10.1080/17409292.2012.73943. 

 

Simon, Anne. 2022. “Présentation de la zoopoétique.” In Animots : Carnet de zoopoétique, https://animots.hypotheses.org/zoopoetique.

 

Simond, Marianne. 2014. “ L’animal dans l’imaginaire et l’inconscient.” L’esprit du temps 1 (33): 95-112. doi: 10.3917/imin.033.0095.

Une seule vache peut produire suffisamment de lait pour combler les besoins annuels de 150 personnes en lait à boire. […] La traite des vaches se fait au moins deux fois par jour, le matin et le soir. Une bonne[1] vache peut produire en moyenne plus de 30 litres de lait par jour.

Les Producteurs de lait du Québec (2022)

Lot 1      Tag 1040   

                 Laura

[Pour une bonne femme], les premiers jours après la naissance de [l’] enfant sont très importants pour mettre en place l’allaitement et démarrer la production de lait.

Institut national de santé publique du Québec (2022)

Lot 2      Tag 1224

                  Lewis

De façon à accroître la productivité des truies en diminuant l'intervalle entre portées, [le sevrage] est […] actuellement stabilisée à environ 4 semaines. […] Ainsi, la production de lait de la truie a gardé toute son importance puisque jusqu'au sevrage, le porcelet consomme très peu d'aliment sec, […] [ce qui fait] apprécier les qualités maternelles des truies.

 

M. Étienne, C. Legault, J.-Y. Dourmad et J. Noblet (2000)

Miroir

[n]ous percevons autrui à la fois comme semblable à nous-même et comme autre que nous-même. Nous nous situons, nous nous identifions dans la mesure où nous nous distinguons de l'autre. Mais cette distinction n'est possible que parce que nous nous reconnaissons dans l'autre. Dans sa nature intime, l'individu porte la marque de l'autre et ce n'est que dans le rapport avec l'autre qu'il peut affirmer son individualité.

George Grannai (1957)

Les chiens sont au sommet de la hiérarchie animale. En tapant « lait de chien » dans la barre de recherche internet, comme j’ai fait avec « lait de cochon » et « lait de vache », les premiers articles apparaissant abordent le sujet par la consommation du lait de vache. Les chiens sont aimés. Ils ne sont donc pas uniquement valorisés pour leurs qualités procréatrices.[3]

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